Quand Anna Rossini m’a demandé d’écrire un petit témoignage sur « la signorina Dorhn » j’étais à Venise, devant l’Eglise de San Samuele dans laquelle a été baptisé Casanova. Anna est une chère amie qui me fait l’honneur de m’appeler tendrement « figlia mia » et que je tiens, depuis notre rencontre à Naples en 1999, à voussoyer encore, même après cinq années en Italie où, comme chacun sait « on donne du tu » très facilement sans tomber pour autant dans la familiarité un peu grossière du tutoiement français.
Je venais de visiter l’exposition « Roma e i Barbari » au palazzo Grassi quand elle me soumit l’idée d’évoquer mademoiselle Dohrn, cette frêle et adorable vieille dame dont j’ai fait très vite la connaissance à mon arrivée à l’institut français. Le contraste entre les souvenirs que j’ai d’elle, lumineuse, délicate, si cultivée et les hordes de néo-mérovingiens débraillés dans les rues de Venise à ce moment-là, entre l’époque révolue qu’elle m’a fait entrevoir, comme un arrière-goût de l’Europe de Thomas Mann, cosmopolite, humaniste, lettrée, et mes contemporains criards, était d’autant plus saisissant.
De mademoiselle Dohrn, j’ai admiré l’élégance, physique et morale (ces détails vestimentaires qui m’émouvaient, une résille dans les cheveux, des châles chatoyants), l’agilité de l’esprit : elle pouvait, dans une même conversation, parler russe à l’un, allemand à un autre, anglais, italien ou français, et quel français avec la même fluidité, la même courtoisie. Sa bibliothèque était extraordinaire, et jusqu’aux lettres qui étaient disséminées chez elles, venant du monde entier. Sans être extravagante, la « Signorina » était surprenante : elle me parla un jour de ses études sur les yeux des requins aussi naturellement que de son goût pour la musique romantique ou la littérature russe. Esprit complet hérité des Lumières, elle rayonnait autant par sa culture que par sa discrétion. Le concert qu’elle a organisé une fin d’après-midi au Palais Pignatelli reste pour moi un moment inoubliable, que je conserve dans ma mémoire comme un extrait de film à la Visconti. Je la pense d’un autre temps, mais elle était parfaitement de son temps : moderne, audacieuse, conduisant sa 4L partout dans la folle circulation, pleine d’enthousiasme, éternellement jeune et vive. Son hospitalité était aussi délicieuse qu’elle : elle avait le don de réunir ses convives, dans la salle à manger ensoleillée et un peu surannée, pour les régaler de sa conversation, rythmée par son regard clair et pétillant. Mademoiselle Dohrn était pour moi une femme du monde, mais aussi d’un autre monde. Comme, pour moi, elle n’avait pas d’âge, elle était à la fois une héroïne proustienne, un personnage de Tchekov, la figure chérie d’une bonne société intemporelle. Une grande âme dont je suis fière d’avoir croisé le chemin. Ses Mânes continuent d’éclairer le mien, et sa droiture et sa liberté aristocratique.
Texte pour un recueil collectif en hommage à Antonietta Dorhn