L’appartement 22 : fabrique d’art contemporain

Interview pour La Tribune de Marrakech 2008

L’appartement 22 : fabrique d’art contemporain

L’appartement 22 : lieu indépendant pour la création contemporaine

279 av. Mohamed V, MA-10000 Rabat – Maroc, T +212 63 59 82 88

http://appartement22.com/

La Radio de L’appartement 22 www.radioapartment22.com

L’appartement 22 consacre une exposition personnelle Batoul SHimi après sa participation à plusieurs projets, dont « JF_JH Complicités » (avec Faouzi Laatiris) et « Dessins Projets 3 » (avec Doa Aly, Liliana Basarab, Younès Rahmoun…)

Ouverture de l’exposition à Rabat le 12 juin 2008

dimanche 25 mai 2008

Toutes les oeuvres de cette exposition sont réalisées en 2008.

Commissaire de l’exposition : Abdellah Karroum

Régisseur : Abderrahmane Essaïdi

* Batoul SHimi, né à Asilah en 1974, vit et travaille à Martil (Maroc).

J’ai rencontré Abdellah Karroum il y a quelques mois, j’ai été frappée par la détermination de ce jeune homme à l’enthousiasme pétillant, l’originalité de ses initiatives, son audace résolue. Abdellah, basé depuis 2002 à Rabat dans sa galerie un peu particulière, puisqu’il s’agit d’un appartement, qui est aussi un lieu de résidence pour les artistes marocains et du monde entier, vient de créer l’appartement 22-hors-les-murs et sa radio. Il parcourt le monde, de biennale en biennale : on le voit à Venise, à Kassel, à Dubai, Dakar (l’appartement 22 a été invité comme espace indépendant à la Frieze Art Fair à Londres en 2007 et à la Joburg Art Fair à Johannesbourg en 2008), et surtout là où on ne s’y attend pas car il a toujours une nouvelle idée. Il a organisé en novembre dernier un symposium sur les enjeux et les réseaux de la création à l’époque post-contemporaine, à Rabat et à Marrakech, réunissant des spécialistes internationaux de l’art contemporain. Ce débat faisait écho à un colloque organisé par le MoMa de New York en avril 2007 et proposait une approche « contextuelle » mettant l’accent sur  les Régions Afrique du Nord et Moyen-Orient. Partant d’un espace privé devenu public, détournant la fonctionnalité du lieu, Abdellah Karroum ouvre aussi et surtout, par l’essaimage de ses actions, un territoire de réflexion sur les problématiques contemporaines des œuvres et des artistes au Maroc. Ici, partout et maintenant, un homme engagé.

Comment t’est venue l’idée de créer l’appartement 22 ?

L’appartement 22 est né tout seul, presque par hasard, en 2002, à un moment où j’avais très envie de participer au développement de la création contemporaine au Maroc.

Mon rêve était de créer un département « Art » à l’Université de Rabat, mais comme je veux toujours aller plus vite que le système et après quelques rendez-vous officiels, je me suis vite rendu compte de la lenteur de la machine universitaire et de sa complexité. Ma proposition était basée sur une ouverture  du champ d’action que les programmes officiels n’offraient pas à l’enseignement de l’art. J’ai donc décidé d’organiser ce projet d’enseignement dans mon appartement sous forme d’activités plus confidentielles, avec l’espoir de répondre à un vide, et aussi d’attirer l’attention des décideurs sur la situation des arts visuels. Le lieu est vite devenu l’amphithéâtre, la salle d’expositions et le lieu de rencontre de beaucoup d’artistes.  

Cette initiative venait-elle combler un vide dans l’espace culturel marocain actuel ?

Cet espace est une alternative immédiate, non pas au manque d’espace mais au manque de programme dans les espaces accessibles. Les lieux culturels de l’Etat sont des lieux  offerts aux artistes comme des espaces de présentation. Ce sont les artistes eux-mêmes qui doivent concevoir l’accrochage des oeuvres et suivre la vie des expositions. Ces espaces qui sont souvent de beaux monuments ont besoin d’une direction artistique pour créer plus de médiation entre les artistes et le public. Il y a un réel manque de cette médiation pour que les oeuvres arrivent jusqu’au public par les voix du dialogue. 

Ce que L’appartement 22 apporte ne remplit pas de vide. Il crée un nouvel espace, plus ouvert sur les réalités du contexte marocain et plus ouvert sur le monde. Il y a un vide dans l’espace culturel marocain. Ce vide est lié à une volonté politique qui date de plusieurs décennies, lorsque l’Etat a arrêté l’enseignement de la philosophie au lycée et empêché le développement d’une pensée libre dans les milieux intellectuels.

Aujourd’hui, après 5 ans de programmation à L’appartement 22, j’ai décidé de créer un nouvel espace d’échange autour des oeuvres et de la vie artistique. Cette espace est aussi expérimental et relève de l’ordre des choses exploratoires à amplifier. C’est un espace d’imagination, de production et de rencontres.

 

As-tu rencontré des difficultés, comment ce projet a-t-il été accueilli ?

Le projet de ce lieu indépendant a rencontré beaucoup de difficultés, mais il m’a aussi ouvert beaucoup de portes, ainsi qu’aux artistes qui y transitent. C’est ce petit espace qui est le quartier général des projets internationaux que je mène, aussi bien à Dakar, Gwangju ou Johannesbourg. La principale difficulté pour un commissaire d’exposition est de faire passer l’oeuvre de l’idée de l’artiste à la perception du public tout en inscrivant cette idée dans le contexte culturel où l’oeuvre apparaît. Toutes les expositions et les rencontres de L’appartement 22 ont eu un très bon succès. Le monde change. 

 

Comment vois-tu l’état de la création contemporaine au Maroc ?


La question de la perception est différente de celle de la vision. La création contemporaine au Maroc est effectivement sous tension. Nous vivons un moment important où beaucoup de choses se jouent. Le Maroc a déjà pris un énorme retard dans le développement culturel. Les politiques mélangent l’animation, le folklore, le patrimoine et la culture. Les actions de l’état et d’une certaine coopération deviennent une sorte de concurrence déloyale aux projets réellement transformateurs que tentent de mener les artistes et les acteurs professionnels.

 

Y a-t-il pour toi une spécificité de la création dans les pays du Maghreb ? L’œuvre est-elle liée à un ici et quel est-il ?

La seule spécificité que je vois est la relation aux tabous. Les pays d’Afrique du Nord sont d’une grande diversité sociale et politique. La culture se fait aussi au jour le jour, en réponse à ce que l’artiste reçoit de son environnement. Or l’artiste, comme tout le monde, reçoit des chocs de la mutation du monde tous les jours. La différence c’est que pour l’artiste, la notion de « patrie » est relative et il se définit plus comme un acteur dans le monde.

 

Quels sont les artistes que tu as contribué à faire connaître au-delà du Maroc ?

Des oeuvres comme celle de Younès Rahmoun ont mérité d’être partagées à Singapour, en Espagne et au Pays-bas ; l’oeuvre de Mounir Fatmi sur les Black Panthers que j’ai proposée à la Biennale de Dakar a gagné le Grand Prix Sanghor en 2006. La jeune Batoul S’himi va sûrement faire son chemin international. Mais je n’ai aucune prétention de faire connaître des artistes parce qu’ils seraient marocains. C’est le travail de chacun qui s’impose de lui-même. 

Depuis quelques mois, l’équipe de L’appartement 22 s’est élargie et le lieu est désormais géré par un collège de Commissaires d’expositions et d’artistes, au Maroc et à l’étranger. C’est avec un esprit écologique que L’appartement 22 se transforme en lieu coopératif. Nous parlons du monde et de ce qui nous entoure, et notre travail en réseau permet de voir et d’agir dans plusieurs lieux en même temps. 

 

Y a-t-il aujourd’hui un espace de désir pour l’art contemporain au Maroc ?

Oui. Je suis surpris chaque jour au Maroc. En ce moment le pays est un champ de fleurs qui ont envie de sortir à la surface. Le champ du cinéma est certainement plus avancé que les arts plastiques, mais je pense que très vite nous allons assister à l’éclosion des oeuvres, au-delà cette espace du désir, vers un espace de propositions et d’échanges.

Quel peut être le contact entre un artiste engagé, souvent en rupture avec un système, et un public qui lui ne l’est pas ?

Je pense que chacun est engagé. La différence est au niveau des enjeux de l’engagement. Un artiste utilise un langage plus sensible qui permet d’être partagé avec les autres. L’artiste comme personne est lié au système aussi, mais comme esprit il est souvent dans la résistance ou dans le désir d’agir sur le système et de changer le monde.

Comment l’idée de la radio de l’appartement 22 t’est-elle venue ?

Contrairement à L’appartement 22 comme lieu physique qui relève de la spontanéité, celle de la Radio a est une construction qui répond à ma façon de vivre ! Après 5 ans d’activités basées à Rabat, j’ai voulu construire un espace dans lequel je peux m’exprimer et être à l’écoute des autres tout en voyageant et en étant partout. La webradio est écoutée dans le monde entier. Le fait que le contenu est en grande partie « made in Morocco » augmente le volume du contenu culturel venant d’Afrique sur la toile sans limites et sans frontières, elle, de l’Internet.

 

Ce que tu fais est avant-gardiste, disons que tu es peut-être en avance, même si on sent une grande effervescence de voix qui émergent, d’œuvres qui percent : comment vois-tu l’évolution de ton initiative ?

J’espère être connecté à la vie. En réalité les propositions que j’exprime sont à l’image de mes positions vis-à-vis de l’existence. Je communique beaucoup avec les artistes, les philosophes, ceux du passé et ceux de ma génération. Je crois que la réflexion sur le monde nous amène à apercevoir la relativité du temps et de l’espace. Quand j’écoute une musique je ne me demande pas à quelle date elle a été composée. Dans le champ des arts visuels, les oeuvres m’ « interpellent » quand elles arrivent à dépasser cette notion de temps précis, pour parler de la vie. Je conçois la communication aussi bien avec Omar Khayyam qui est du XIe siècle, qu’avec Adel Abdessemed ou Sislej Xhafa qui sont des penseurs et artistes de ma génération. Je vis dans notre temps aujourd’hui. C’est un temps ambigu pour une grande partie de l’humanité. Je rêve de l’existence des projets que je mène actuellement et ceux qui viendront comme un témoignage lucide sur le monde. L’art est un espace de liberté qui va exister tant que la jouissance de la vie est nécessaire.

 

L’actualité de l’appartement ?

Depuis juin, l’appartement 22 consacre une exposition personnelle à Batoul SHimi, un jeune artiste marocain qui vit et travaille à Martil au Maroc. Et puis, il y a  la radio, à vocation culturelle, diffusée en plusieurs langues. Et un projet surprise « Un roman dans la ville » à venir à l’automne à Marrakech.